Chapitre 11 : Ma mère

 

Depuis ma mort ma mère n’arrive plus à se lever le matin. Elle reste des heures dans son lit. Enfouie sous la couette en chien de fusil, comme si elle se cachait du reste du monde. Un peu comme un enfant refusant d’aller à l’école. À l’abri des épreuves que la vie vous jette au visage. Ma mère, cette femme qui était si active. Qui nous a élevé ma sœur, mon frère et moi en nous inculquant les valeurs de la vie. Nous offrant ainsi une bonne éducation, avec ce qu’il faut d’autorité et de douceur. À la voir ainsi, je ne la reconnais plus.

Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même.

Ce jeudi 23 Mars, ma mère ne se leva pas. Allongée dans son lit, elle scruta l’horizon à travers la baie vitrée de sa chambre tout en se remémorant nos moments de bonheur. Puis elle repensa à ce jour où tout a basculé, deux ans jour pour jour. Ce matin où le téléphone a sonné et que je lui ai annoncé d’une voix chevrotante que notre bébé nous avait quitté… Mort in-utéro à 32 semaines suite à un hématome rétro-placentaire… Ce jour-là, ma mère perdit son petit-fils, qu’elle aimait déjà de tout son cœur avant même qu’il ne soit né, et son fils. Sa chair, son sang lui fit lentement enlevé. Au fil des semaines, elle vit la maladie, jusque-là contenue en moi, imploser et détruire tout ce que j’avais mis des années à construire. Les hallucinations, les voix et autres délires devinrent alors omniprésents et incontrôlables.

Elle se souvint alors de cette après-midi de mai 2002 où elle fut convoquée par le psychologue scolaire lui-même alerté par ma prof principale. Un «comportement anormalement changeant» avait alors été mentionné. Ma mère fit fi de cet entrevue. Elle occulta les avertissements. Fit la sourde oreille. Seulement au fond d’elle elle savait. Elle savait car cela faisait plusieurs mois qu’elle avait vu. Vu ce fameux regard qui lui rappelait tant celui de Jacky. Ce regard sans vie, comme si mon esprit s’échappait et laissait mon enveloppe charnelle vide. Aucun symptôme de schizophrénie ne s’était encore manifesté. Juste ce regard. Ce regard qu’elle fuyait, qu’elle occultait en se disant «si je ne la vois pas, la maladie disparaitra.»

Impuissante, elle me vit tout perdre ; Gabriella, mon travail, mes amis, toute vie social, toute dignité.

Incapable d’accepter la réalité, je vivais dans un monde où Gabriella était toujours mon épouse, je ne pouvais accepter la séparation car dans mon esprit nous étions toujours marié. Mon comportement frôlait le harcèlement. À tel point que la peur s’empara de mon grand Amour. Dorénavant, elle ne voyait en moi qu’un danger pour elle. Sentant qu’un point de non-retour avait été atteint, qu’un cap venait d’être franchi et que l’issue finale ne pouvait être que sombre et terrifiante…

C’est ainsi que six mois avant ma mort elle quitta la ville sans donner d’adresse à quiconque et sortie définitivement de ma vie. Sans se retourner. Sans un regard. Sans même savoir que l’homme à qui elle avait dit OUI, celui qu’elle avait tant aimé avait quitté ce monde seul, pétrifié, allongé sur le sol froid de leur cuisine…

Persuadé d’être toujours professeur, je continuais à me rendre chaque matin de la semaine au campus. Mon rituel resta identique à celui que j’avais depuis des années. Un cappuccino Chez Aldo, quelques mots échangés avec Ali, une cigarette fumée sur le trajet me menant au travail, mon éternel passage aux toilettes où une fois ma vessie vidée je remplissais ma petite bouteille d’eau. Et la grande expiration que je lâchais à chaque fois avant d’entrer dans l’amphi. Conscient de mon état, la situation fut tolérée un temps. Jusqu’à ce qu’une jeune étudiante devînt la cible de ma folie. Les voix m’avaient poussé à créer une histoire d’amour avec elle et même une pseudo grossesse… Une mesure d’éloignement fus requise et ma présence dans l’enceinte du campus purement interdite.

Suite à cet épisode, ma mère pris enfin conscience de la gravité de mon état. Déni ? Peur ? Ou honte ? Elle avait accepté que son fils soit schizophrène mais elle n’avait jamais intégré le fait que la situation devenait grave pour moi et mon entourage.

Et mon état continua d’empirer…

Pas une semaine sans que Eldenstein ne l’appelle pour quelle vienne me chercher alors que j’étais devant la porte de cette maison ou j’avais vécu de si belles années avec Gabriella. Hagard, recherchant des clés que je ne possédais plus, ma mère me ramenait tant bien que mal chez elle.

Seul Tarek continuait à nous rendre visite. D’ailleurs il le faisait surtout pour ma mère, dont la tristesse qui émanait d’elle, lui fendait le cœur. Ju avait cesser de venir…

Ma mère aimait tant voir Tarek, c’était une manière pour elle de renouer avec le passé. Avec cette belle période où le mot schizophrénie n’était pas omniprésent dans ses conversations.

Malgré la fatigue tant physique que nerveuse, elle fut présente jusqu’à la fin telle une louve qui protège son petit. Me tenant la main comme si j’étais encore ce petit garçon de six ans le jour de la rentrée des classes.

Mais j’ai lâché cette main. Les voix dans ma tête ont été plus fortes que l’amour maternelle. Cette nuit du 1er Octobre 2013 j’ai lâché la main de ma mère pour me rendre une fois de trop dans cette demeure qui fut autrefois mienne. Transpirant, le pou haletant, simplement vêtu d’un short et un débardeur, pieds nus, j’ai traversé la ville l’esprit ébroué par les rires de Thimotey faisant ses premiers pas, mes parties de jambes en l’air torrides avec Leila, la vision de Gabriella en robe blanche marchant vers l’autel au bras de son père. Durant ce trajet, je pensai à Charlie, aux innombrables Noël, à ma grande-tante Jacky voguant dans sa belle montgolfière rose. Au jour où l’on provoqua l’accouchement, que Thimotey « vint au monde » et qu’il nous fut aussitôt arraché. Je pensa à ma grand-mère préparant Shabbat pour toute la famille le regard perdu dans celui de mon grand-père, à cette nuit étoilée où, sur l’atoll de Nonu, Ju, Tarek, Jacky, la Rachel et moi-même nous nous étions enfilés des rails de coke sur les carapaces des tortues de mer. Ma folie avait alors atteint des sommets.

Inexorablement je me rapprochais de ce fameux point de non-retour tant redouté par Gabriella et ma mère…

C’est complètement trempé et avec les pieds éraflés par des morceaux de verres que je me suis introduit dans cette si belle maison. Ce nid douillet dans ce merveilleux quartier qui fut le mien entouré de tous ces gens que j’aimais plus ou moins. Je me rendis directement dans le salon où la peinture lin avait laissé place à un blanc immaculé rendant cette pièce si impersonnelle. Le mur que nous avions cassé fut remonté séparant ainsi la cuisine du salon.

J’aimais tant voir Gabriella cuisiner…

Je restai un long moment assis sur le canapé. Les premiers rayons du soleil vinrent s’immiscer dans la pièce. J’empruntai alors l’escalier qui conduisait aux chambres. Celle de Thimothey était intacte, même peinture, même mobilier. Seuls les rideaux avaient disparu. Je me rapprocha tout de même de la fenêtre et mima ce geste que j’affectionnai tant : tirer les rideaux gris tourterelles pour plonger la pièce dans la pénombre. Les doux gazouillis de mon fils vinrent me tirer de mes rêvasseries…l’heure du biberon !

Je redescendis au rez-de-chaussée, me rendis dans la cuisine et ouvrit le frigo. Instinctivement je regardai l’heure à l’horloge : 7h23. Je pris une bouteille de lait et referma le frigo. J’eus à peine le temps de diriger mon regard vers cet homme, qui se tenait devant moi, que le coup parti. Deux bruits sourds et un long cri persans suivirent.

Celui de mon corps s’écroulant sur le sol.

Le bruit de la carabine que l’homme laissa tomber.

Et enfin, le long hurlement que lâcha sa femme tout en serrant son fils contre sa poitrine.

Nous sommes jeudi 2 octobre, il est 7h24, je suis allongé sur le carrelage froid de mon ancienne cuisine, dans la maison où je viens de rentrer par effraction suite à une énième crise psychotique, les occupants des lieux ont eu peur, très peur et le mari m’a tiré dessus.

Bref, il est 7h25, je suis allongé sur le carrelage froid de mon ancienne cuisine et je viens de mourir.

M.D.P

Il n'y a pas de commentaires

*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.