Chapitre 6 : Ma grand-mère

 

« Jeune, on pense à la mort sans l’attendre. Vieux, on l’attend sans y penser. » Maurice Chapelan

En ce 2 Octobre 2014, ma tombe fut le théâtre d’incessants va-et-vient. D’interminables crises de larmes, de gerbes et autres bouquets de fleurs artificielles déposés à la hâte

Un an que j’avais quitté ce monde et manifestement je n’étais pas encore totalement tombé aux oubliettes. Parmi toutes les personnes venues se recueillir, une m’interpella particulièrement. Elle venait depuis un an deux fois par semaine, les mardis et vendredis. Amaigrie, affaiblie, le teint blafard, le regard triste et vide, ma grand-mère était méconnaissable. Ma mort avait provoqué chez elle un véritable raz-de-marée. Accablée et en colère, elle ne s’était toujours pas remise. Elle, qui vivait depuis maintenant trois ans avec un cancer qui la rongeait de l’intérieur, pensait être la suivante à être appelé par la Grande Faucheuse. Et elle n’avait pas imaginé une seconde qu’un de ses petits-fils la devancerait. Agrippée au bras de mon oncle David, elle resta une petite quinzaine de minute, à lire incessamment le texte gravé en or sur la stèle qui ornait ma tombe. Une larme coula le long de sa joue fripée.

Une larme et pas une de plus.

Le lendemain des obsèques de mon grand-père, alors agé d’une dizaine d’années, elle m’avait expliqué qu’il lui était devenu impossible de pleurer tant elle avait versé de larmes au cours de sa vie. Fille d’immigrés juifs polonais, sa vie fut jalonnée de grandes joies et d’immenses chagrins. Une enfance joyeuse malgré une situation financière très précaire, la guerre, la mort tragique de son père gazé à Treblinka, ses souvenirs d’écolière, les bals du dimanche après-midis, sa rencontre avec mon grand-père, la naissance de ses enfants, les étés au bord de la mer, marcher jusqu’à l’autel au bras de son fils, la mort de sa mère et ses deux frères dans un accident de voiture, la joie de devenir grand-mère, les innombrables Shabbat, les éclats de rire de Charlie et Alexandre jouant aux pirates, sa maladie, celle de son mari, ces combats qu’ils menèrent main dans la main, la mort de son grand Amour… Et aujourd’hui, celle de son petit-fils.

Ma grand-mère se trouvait à la clinique pour sa séance de chimiothérapie hebdomadaire lorsque ma tante Valery lui annonça mon décès. Elle avait de suite compris qu’un drame venait de se produire quand elle vit à travers la paroi vitrée ma tante, venue l’accompagner, faire les cents pas dans le couloir, son portable visé à l’oreille et la mine déconfite. Et parmi tous les scénarios qui vinrent lui traverser l’esprit, aucun ne prévoyait une telle tragédie. Impossible pour elle d’accepter que la vie s’arrête si brutalement pour son petit-fils tant chéri. Inacceptable qu’un être si jeune, récemment papa soit rappelé si tôt par le tout puissant.

Tout jeune, je fus troublé et interloqué par la puissance qui se dégageait du regard de ma grand-mère. Un regard à la fois combatif et bienveillant. Ses yeux étaient d’un bleu translucide accompagné d’une pointe de vert visible à la lumière du soleil.

Et aujourd’hui, je n’y voyais plus que de la tristesse. La combattante avait rendu les armes, la joyeuse avait oublié comment sourire, la grand-mère aimante n’arrivait même plus à donner de l’amour tant son cœur était triste et meurtri par les épreuves de la vie.

Et pourtant ce 2 Octobre 2014, alors que mon oncle la reconduisait chez elle, elle redevint l’espace de quelques kilomètres la mère qu’il espérait tant retrouver, celle qu’il n’avait plus revu depuis la mort de son père. Souvenirs heureux, confidences, déclarations d’amour et étreintes furent échangés durant ce court trajet… Des marques d’affection que mon oncle attendait depuis si longtemps. Ce qu’il ignorait à ce moment-là, c’est que sa mère venait de lui offrir les plus beaux adieux possibles.

Le lendemain, lorsqu’il se rendit chez elle pour sa visite journalière, il découvrit un appartement plongé dans la pénombre où régnait un silence inquiétant. Mon oncle compris de suite…

Allongée dans son lit, le visage apaisé, Ruth ALBERSZTEIN épouse SHERIDAN, donnait l’impression de sourire. Mon oncle reconnu alors ce sourire…

Celui que seul mon grand-père était capable de provoquer.

M.D.P

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