Chapitre 7 : July et Tarek

 

La ville avait revêtu son beau manteau blanc, elle scintillait de mille feux, les trottoirs, bus et métro étaient bondés, noirs de monde. Nous étions à quelques jours de Noël. Dans cette frénésie, July faisait ses derniers achats. Il lui manquait LE cadeau, celui de Valentin. Son Valentin. Son seul, unique et grand amour. Perdue dans ses pensées, songeant à ce qu’elle allait lui acheter, Ju s’arrêta net. Le visage grave, son regard venait de se poser sur une librairie située au 5e et dernier étage de ce centre commercial que nous avions tant l’habitude de fréquenter étant plus jeunes. En l’espace de quelques secondes, tout lui revint… Les cours que nous séchions pour nous retrouver ici en secret. Les heures passées, cachés dans les allées, à lire nos bandes dessinées préférées que nos parents refusaient de nous acheter. Cette image la fit sourire. Mais rapidement son visage s’assombrit. Elle réalisa que cela faisait un bon moment qu’elle n’avait pas pensé à moi. Elle n’arrivait pas à se rappeler la dernière fois qu’elle avait pleuré en regardant nos photos. Ni même la date à laquelle elle était venu déposer un bouquet sur ma tombe. July se rendit compte à cet instant qu’elle avait fait son deuil. Et au lieu d’être heureuse d’être arrivé si rapidement à ce stade-là, elle s’en voulu. Pour elle, la mort d’un proche doit s’accompagner d’un long, très long processus de guérison jalonné de pleurs, épisodes dépressifs, cris, perte de sommeil et tout ce qui va avec. Il était trop tôt pour qu’elle puisse déjà être guérie.

L’envie de faire les magasins lui passa. Elle oublia le cadeau de Valentin et rebroussa chemin. Le regard fixé au sol, elle marcha à vive allure en heurtant les passants. L’un deux se retourna et voulu l’interpeller mais c’était trop tard. July était déjà loin, très loin… Perdue quelque part dans son imaginaire, cachée sous une grande table de la librairie, agenouillée avec son ami disparu.

L’homme qu’elle bouscula n’était autre que Tarek, mon meilleur ami. Ces deux-là c’étaient rencontrés lorsque nous étions encore tous étudiants. Moi en lettres, July en médecine et Tarek aux beaux-arts. Ha les beaux-arts où comment passer les meilleures soirées étudiantes de la ville.

Cannabis, cocaïne, héroïne, ecstasy, amphétamines, poppers, kétamine, LSD circulaient lors de ces folles soirées. Je ne dépassai pas la limite des drogues dites douces (herbe et poppers) Tarek s’enfilait quelques ecstas et Ju, une fois son cône fumé, tombait raide…

Ce fut les trois années les plus folles de ma vie mais aussi les plus fortes. Et là je parle de la force de l’amitié que nous partagions tous les trois. Une amitié si puissante quelle te prend aux tripes. Ne pas se voir, s’appeler ou juste s’envoyer un SMS était un déchirement. Nous nous aimions vraiment. Pour moi Ju et Tarek étaient comme mon frère et ma sœur. Et malheureusement Ju et Tarek avaient décidé d’être des frères et sœurs…incestueux !

Il avait fallu qu’ils franchisent cette putain de ligne !

Bordel ! Je les avais pourtant prévenus, j’avais même jalonné cette foutue ligne de panneaux stop, de feux rouges, sens interdits et autres conneries. Mais non les hormones furent plus fortes. Et un petit coït plus tard, notre petit groupe vola en éclat…Bien sur mon amitié envers l’un et l’autre resta intact mais nous étions tellement plus forts à trois…je ne serais comment l’expliquer…Quelque chose c’était brisé. La magie n’opérait plus de la même manière. Le cœur du problème était que Ju se voyait déjà en robe de marié alors que Tarek se voyait plus déchirer la robe et prendre sauvagement la mariée. Au début, nous avons essayé de faire comme si de rien n’était. Quelques resto et sorties plus tard nous avons vite compris qu’il fallait cesser de faire semblant. Ju se rapprocha de son groupe d’étudiants délaissant ainsi les soirées follement déjantées des beaux-arts pour les soirées follement fêlées de médecine. C’est d’ailleurs lors d’une de ses soirées qu’elle tira une bonne fois pour toute un trait sur Tarek et rencontra son futur mari, Valentin. Tarek lui resta Tarek. Eternel « leveur de nana-canon », enchainant soirées, coup d’un soir et prises de substances pour stimuler sa créativité artistique d’architecte d’intérieur de renom.

Tarek rentra chez lui à pied. Cette rencontre fortuite avec July l’avait un peu retourné. Des souvenirs lui revinrent en mémoire et avec cela toutes les innombrables questions qu’un homme peut se poser quand il perd si jeune son meilleur ami. Contrairement à Ju, Tarek savait gérer le deuil. Son père était mort d’un cancer de la prostate alors qu’il n’avait que treize ans. Il n’en voulait pas au monde entier, il n’avait pas cessé de vivre, il pouvait évoquer des souvenirs que nous avions ensemble où regarder des photos et des vidéos sans fondre en larmes. Il se demandait juste comment j’avais pu en arriver là, comment il n’avait pu ne rien voir. Comment seulement cinq ans après avoir été témoin à mon mariage, il pouvait se retrouver à porter mon cercueil.

Il acceptait ma mort mais pas les causes de celle-ci. Pour lui, j’aurais pu être sauver. J’aurais DU être sauvé. J’aurais pu être soigné. J’aurais DU être soigné. Tarek s’en voulait, ainsi qu’à July, Gabriella, mon père, ma mère, Charlie… Tarek en voulait à tous ceux qui m’avaient côtoyé de près ou de loin et qui n’avaient pas réagi.

Ce soir-là, Tarek et July eurent du mal à s’endormir. L’un trouva le sommeil grâce à de l’herbe et l’autre ne put s’endormir qu’après avoir fait un choix important dans sa vie de femme. Une fois décidée, elle embrassa le front de Valentin, éteignit la lumière et s’endormit. Sur sa table de chevet se trouvait un papier sur lequel on pouvait lire des prénoms de filles et garçons repartis en deux colonnes. Dans celles des garçons, de nombreux prénoms raturés, des taches circulaires provoquées par des larmes tombées sur le papier et un prénom entouré : Andrew.

M.D.P

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