Chapitre 9 : Ali

 

«Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café.»

Si Jean-Paul SARTRE avait cette vision du garçon de café, sans nul doute qu’il n’avait jamais dû rencontrer Ali. Ali ne joue pas, il ne s’amuse pas, il ne déambule pas comme un automate mais il vit. Il vit son métier de garçon de café car il aime ce qu’il fait. Servir des cafés ? Non, cela n’est qu’un prétexte pour rencontrer des gens, parler avec eux, pénétrer dans leur vie l’espace d’un instant, tisser des liens avec les clients fidèles et profiter de ces échanges qu’offre la vie.

Ali préparait et servait des cafés chez Aldo un petit restaurant du centre-ville depuis maintenant onze ans. Onze ans qu’il répétait les mêmes gestes: arrivée le matin à cinq heure cinquante pétantes, se préparer un expresso serré, aller s’installer à sa table préférée vers la baie vitrée, feuilleter le journal et attendre six heures trente tout en regardant les passants défiler. Mais ce 4 Octobre 2013, le ciel lui tomba sur la tête quand il vit mon portrait dans la rubrique nécrologique. Deux ans, que je prenais mon cappuccino tous les matins de la semaine, à sept heure quarante-cinq avant le début de mon premier cours. Le restaurant était situé à cinq minutes à pieds du campus, seul un pont les séparait. Deux ans qu’il me côtoyait, me servait mon café, papotait avec moi. Et six mois qu’il avait compris que quelque chose clochait chez moi.

Ceci n’est pas seulement un vieil adage ou une légende urbaine, croyez-moi les personnes qui vous connaissent le mieux sont toutes ces personnes qui vous côtoies à peine. Avec qui vous n’échanger que quelques mots mais qui lisent en vous comme dans un livre ouvert. Tantôt joyeux, mélancolique, calme, surexcité, triste, énervé, déprimé, apeuré, Ali avait compris que je ne pouvais pas seulement être un lunatique parmi tant d’autres. Pour lui cela ne faisait aucun doute qu’un problème d’ordre psychiatrique était la source de ce comportement étrange.

En ce début d’année 2015, alors qu’il rassemblait ses affaires dans un carton pour un départ à la retraite bien mérité, Ali tomba sur un livre de Sartre que je lui avais offert : « Les Mots ». Au contact de ce livre, il revit minutes après minutes ce fameux mercredi 1er Octobre 2013, veille de mon décès. Ce jour-là, Ali nettoyait ses verres lorsque je fis irruption au comptoir. Les yeux pleins d’étoiles je lui fis part de mon souhait de quitter ma femme car j’avais trouvé le véritable amour. Le vrai, le seul, celui avec un grand A. Je lui parlai de Leila durant les dix minutes où je restai accoudé au bar. Balbutiant, transpirant, l’air complètement ailleurs Ali compris que j’aurais du mal à aller travailler dans cet état euphorique.

Et c’est d’ailleurs sans aucune arrière-pensée ou mauvaise intention qu’il fit la remarque à un de mes confrères qui venait de rentrer dans le restaurant une fraction de seconde après que j’en sois sorti.

« Dis donc, il va avoir du mal à se concentrer votre collègue. Une vraie pile électrique aujourd’hui ! »

Pas très bavard, ni aimable d’ailleurs, le prof moulé dans une veste en tweed trop étroite lui répondit simplement d’un air dédaigneux que je n’étais plus titulaire depuis plus d’un an. Ali ne dit mot et retourna essuyer ses verres.

Plus sûr que jamais que quelque chose de tragique se tramait…

 M.D.Pprochain chapitre : Gabriella


Il n'y a pas de commentaires

*

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.